« Mais tu devais être fatiguée alors ! A force de ne pas manger ... »
Je ne sais pas. Pour moi, ça paraissait logique avec le recul. Je sais que quand j'étais en plein dedans, je n'en avais pas réellement l'impression. Des fois je me sentais vraiment exténuée, mais la majeure partie du temps je ne faisais pas la différence je crois entre « aller bien » et « se sentir faible ». Je crois que c'était une fatigue morale, mentale et physique. Le tout tellement si bien emmêlé qu'on ne sait plus réellement si c'est vraiment ça ou pas.
Le dégoût de soi.
Je me rappelle encore la photo qui m'a fait prendre un véritable tournant dans cette descente aux enfers. Aujourd'hui encore je répugne à la regarder. Bien que j'ai l'impression de l'emporter sans cesse avec moi, comme une ombre. Dégoût pour la nourriture. Dégoût pour l'acte de se nourrir.
C'est un peu étroit comme distinction. Disons que la nourriture avait un aspect toujours trop gras, toujours trop flasque, toujours trop mort, trop craquelé, trop suintant, trop visqueux, trop dégoulinant, trop ... calorique. Je me rappelle refuser la sauce pour accompagner ma salade, pas de chocolat, pas de lait, pas de charcuterie, pas de beurre, pas de fromage, pas d'huile, jamais de sauce, jamais de gras, jamais de pâtes, de riz, de féculants, de chips, de frittes, de purée, de carrottes, de bananes ... Rien. Tout simplement. Je m'étais même persuadée à un moment donné que la salade était trop farineuse et que cela faisait grossir.
Je comptais les calories. Comparais les mêmes produits dans différentes marques pour voir lesquel je pouvais manger. Je faisais des tableaux avec les valeurs caloriques, même si je ne les savais pas par coeur, je savais que si jamais j'avais envie de manger quelque chose, il m'aurait suffit de regarder le nombre de calories pour me dire au final que non, il ne le fallait pas.
Je faisais un tableau avec mon poids. Une tranche de poids dit « raisonnables », un poid idéal selon les médecins et nutritionnistes, un poids normal, le poids normal selon moi, mon poids actuel, le poids désiré, une tranches de poids dit « dangeureux », et une autre pour les « innacceptables ». Je n'ai pas le tableau sous les yeux, alors je ne peux pas le retranscrire ici. Je sais que le poids normal était de 58kg pour ma part. Pour les nutritionnistes, c'était plutôt 64kg ! La tranche de poids innacceptables commençait à partir de 56 il me semble ... Le poids désiré était 39kg. Et le 34kg ne m'aurait pas gêné. J'en étais sûre.
Le dégoût de se nourrir. Sourire était déjà difficile car douloureux. A force de maigrir, de ne pas manger, je sentais la peau me tirer sur les joues, les os saillir de ma peau. Sourire et même pleurer, me faisait parfois tellement mal, physiquement et intérieurement que les larmes me venaient aux yeux, ou coulaient davantage. La douleur, encrée au plus profond de nous, la douleur sur nos épaules, la douleur sur notre corps. Nous étions tout entier les éphigies de la douleur. Ouvrir la bouche, faire « entrer » la nourriture en nous, la mâcher ... l'écraser entre nos dents, la sentir emplir notre bouche, « salir » notre être, l'ingérer ... la sentir descendre dans notre estomac ... le sentir travailler. Se maudire à chaque bouchée. Puis sortir de table, culpabiliser, pleurer ... et tenter de se faire vomir ... mais le peu ingéré est déjà digéré et ne va plus remonter pour sortir ... La culpabilité. Elle ne nous laissait aucun répis. Du côté de l'ange, du côté du diable, comme du côté d'Ana.
Chose étrange, petit pincement au coeur, sans doute de jalousie ... on ne voulait voir personne faire comme nous. On s'occupait de vérifier qu'ils s'étaient bien nourris. Qu'ils avaient mangé assez. C'était attacher beaucoup d'importance à l'alimentation de l'autre, comme si quelque part, on cherchait à vivre leur repas à travers eux. C'était leur faire la morale quand ils ne le faisaient pas. Pas convenablement à notre goût.
Et parfois même se convaincre de faire la cuisiner pour eux, pour s'assurer qu'ils vont bien manger. Faire la cuisine pour s'occuper, apprendre. Pour faire plaisir. Pour s'occuper l'esprit comme si c'était quelque chose de totalement différent. Jamais pour consommer.
Le vide. A force de ne plus manger, on ne ressent même plus la faim. Pas un pincement. Pas un bruit. Un jour où je ressentais le besoin de manger, je me suis rassasié avec une chips. Une seule et unique chips. Et je me sentais ronde comme si j'avais mangé le plus gros festin de toute ma misérable vie. Se nourrir d'odeurs. Parfois en être écoeurée. Grimacer et tousser. Sortir. Se mettre dans un endroit où cela ne sent que le propre. Ou du moins, où ça ne sent rien en particulier ... les couloirs ... les toilettes ...
Chose encore plus étrange. En sortant de mon anorexie, quand je recommençais à manger doucement, à mon rythme, je pouvais deviner pratiquement tous les ingrédients d'une recette. Moi qui aujourd'hui ne pourrait pas différencier autant, j'avoue que je me rappelle de quelques fois, comme des défis ... je devinais ... texture, épaisseur, goût, arrière-goût, mise en bouche ... effrayant.
Et puis, il y a « après » ...