Je me rappelle un jour être montée sur la balance. 63 kg ... une semaine après 65 kg ... je commençais à m'inquiéter. Ma mère me donnait alors une photo de moi, récente.
Pendant qu'elle souriait et rigolait, moi, je demeurais choquée. Horrifiée. « C'est pas possible ... »
Le lendemain matin : 66 kg.
Audrey, 16 ans, 1m73 et 66 kg.
Stop.
Problèmes amoureux. On loupe un repas, et on le crie bien fort ... (un appel à l'aide)
On s'inquiète, tu rigoles ... Au fond, ça te rassure. Quelqu'un tient à toi, c'est ce que tu voulais entendre. Le soir, tu manges un peu plus pour combler le déficit et la faim du midi.
Le lendemain ... (que croyais-tu ?)
66 kg.
Aucun changement de poids. Alors ça amuse forcément. On recommence une journée.
66,5 kg.
Horreur. « Comment c'est possible ? »
Rebelotte, et le soir, on se prive aussi ... y'a pas de raison. Après un mois, la balance pointe.
65 kg.
Tu es contente, mais ton petit jeu l'agace. Les agace. Problèmes, conflits. A nouveau les 66 kg. Il ne peux plus attendre ta décision. Il ne veut plus attendre. Il te laisse. Et puis c'est au tour de tes amis de te briser le coeur.
Dépression, confusion, haine ... enfer quotidien. Entre crises de larmes, lacération, absorption de médicaments, tu manges peu, la nourriture te dégoûte. Et au final, tu t'arrêtes de manger, tu avales un semblant de repas pour tenir le coup et rassurer tout le monde.
Tu n'éprouves plus la faim ... juste la soif de la haine. Des envies de vengeances te traversent l'esprit alors qu'au final tout ce dont tu aurais besoin c'est qu'il t'accorde un regard bienveillant. Simplement qu'il s'excuse. Simplement, ne plus jamais les voir.
Tu fais des cauchemards chaque fois que tu dors, où tu te vois assassiner à mains nues, ou avec des armes, de tes plus proches amis, des membres de ta famille ... des meurtres, des scènes de tortures, les camps d'exterminations ... Tu te soules à la musique, gribouiller, écrire ou lire pendant tes nuits. Pour ne pas avoir ces visions d'horreur. Ces visions qui te font ouvrir les yeux brusquement, et te font te sentir comme un cadavre, comme une coquille vide, un cimetierre, un cerceuil vide.
La fatigue.
Elle te pèse.
Tu montes, matin, après-midi et soir sur la balance. Parfois plus. Tu te ronges les sangs, établissant toi même tes propres diagnostiques. Entre toi et toi c'est la guerre. La guerre pour la paix et la liberté de ton esprit. De ton âme. La libérer de cette machine, de cette prison qui te sert de corps. Des envies de mort, de suicide. On écrit des lettres d'adieu. On arrive presque plus à pleurer tellement on l'a déjà fait. Et mouvoir son visage est douleur. La peau tire. Les os. Les nerfs fatigués. Les tremblements incontrôlables.
On ne mange pas pendant 4 jours. On s'empêche de dormir pendant une nuit. Le lendemain on adresse un regard à sa soeur qui sort de la salle de bains, juste un « salut » quand elle s'en va. On prend la boîte. On se répète le nombre mentalement : 40 somnifères. On la fourre dans sa poche avec les lettres. On se dit : « aujourd'hui c'est le grand jour ».
On pique un couteau. On prend ses cutters. Il faut partir.
Sur le chemin, on tourne et retourne la petite boîte dans sa poche. Il se met à pleuvoir. Et au final ... on se rend compte que le ciel n'a pas l'air aussi moche que d'habitude. Qu'il y a quelque chose d'autre. On arrive au lycée. On croise plusieurs personnes qui t'ignorent comme d'habitude. On croise sa meilleur amie, elle ne va pas bien. Elle se plaint du temps, qu'elle est un peu déprimée. Tu lui dis quelques mots pour la réconforter, et elle part avec un sourire timide. Un signe de main pour se dire « à plus tard » et déjà ... tu te rends compte que le monde bouge autour de toi. Que les gens sont simplement occupés, mais que derrière ils peuvent être mal eux aussi. Que ce ne sont pas de simples coquilles vides. Qu'ils pensent et savent souffrir. Qu'ils sont beaux et surtout vivants.
Tu te tournes et vois un autre de tes amis qui s'affaire à son casier. Les quelques mètres qui vous séparent sont si longs à franchir. « Ma ninite ! » C'est comme ça qu'ils t'appellent.
Lui non plus il ne va pas très bien. Il te parle un peu du mauvais temps. Il te raconte ce qui lui est arrivé la veille. Tu le consoles. Lui aussi, il est seul. La sonnerie. Il t'adresse un sourire et te dit qu'il a été content de te voir. « Heureusement que t'es là ... »
Il s'en va.
Et toi tu restes là. Tu commences à pleurer un peu en te disant : « pourquoi aujourd'hui ? ». Et il y a une autre voix qui te dit : « tu l'as décidé, tout est prêt, tu peux pas faire ça. Tiens toi à ce qui est prévu ». Morose, tu rejoinds la classe ... le monde redevient fade, morne.
Tu n'écoutes pas ce que la prof raconte. Tu te bagarres intérieurement. Le faire ? Renoncer ? Reporter ? Sans comprendre réellement tu demandes à ton voisin : « oui ou non ? ». Sans trop comprendre, il te répond par l'affirmative. Tu réfléchis ...
Tes amis.
Mais il le faut quand même ...
Plutôt que d'avaler toute la boîte, tu décides d'en prendre une moindre dose. Pour ne pas être lâche. Tu repenses à ce qui t'a ammené à ça. Il faut le faire comprendre. A toi même. Aux autres. Stop.
« 3 ou 7 ? »
Il te demande pourquoi. Tu reposes ta question.
« 3 »
Tu glisses la main dans ta poche, te penches sur ton sac, prend trois petits cachets. La sonnerie.
Tu glisses dans ta bouche, avale péniblement. Incognito.
Cours d'anglais, étude de film. A côté de la seule fille qui ose encore écouter ce que tu ressens, ce que tu fais, tu ne comprends plus rien. Le professeur a l'air de parler une langue totalement inexistante, ta copine te parle, mais tu ne comprends pas plus. Tu lui demandes de répéter. Le noir qui arrive, tu sens que tu tombes. Tu te retiens, ouvres les yeux, te force à rester éveillée. Elle te pose des questions, tu lui racontes tout. Elle veut t'emmener à l'infirmerie, tu dis non.
Ces derniers temps, tu y vas pratiquement toutes les 2h pour y rester parfois l'après-midi pour pleurer, te reposer ... ou réclamer des médicaments pour des maux que tu n'as pas.
Tu trembles comme une feuille sans pouvoir t'en empêcher. Le prof te regarde, même si tu vois flou, tu le vois regarder vers toi. Alors tu fais semblant de bouger, de chercher quelque chose dans ton sac pour dissiper son attention.
Tu ne veux plus recommencer. Faire cette erreur. Heureusement que tu en as pris 3 Audrey. Et pas les quarantes. En rentrant chez toi, au milieu de l'après-midi, tu trouves le couteau et le cutter restés dans ton sac sans que tu y penses vraiment. Tu laves et ranges le couteau, tu prends le cutter. Punition. « Lâche ... » que tu te répètes en pleurant, en ayant honte.
Quand tu manges, tu vérifies le taux de graisse, de sucre ... tu privilégies l'alégé. Au bout de quelques temps, tu trouves cette obsession trop dérangeante ... pour les autres. Des disputes. Des remors. Seule.
Tout s'est passé tellement vite ! Il t'a semblé devenir folle pendant ce temps. Cet enfer mental se résumait à 5 ou 6 semaines de déchéance, de mort, et le reste des 3 mois qui suivirent était une guerre pour y rester.
Mais cela représentait une certaine victoire pour toi.
Les premières et dernières semaines ont été les plus difficiles. Audrey, 16 ans, 1m73, 66 kg n'existait plus. Il te paraissait normal, voire même encore vulgaire, d'être encore Audrey, 16 ans, 1m73 pour 44 kg.
Cette maigreur. Ces cadavres dans les camps de concentration, morts en dévorant leur pansement de papier sur un lit d'infirmerie, les yeux ouverts, vides ... ces mêmes morts que l'on jetait dans une fosse, et que l'on promenait d'un endroit à un autre comme de vieux pantins en bois désarticulés ... Ces visions d'horreur te hantaient jour et nuit. Ils étaient morts avec 39 kg.
Et 39 kg fut le nouvel objectif. Tu t'en sentais capable. Après tout, 44 kg c'est pas si loin. Mais ... en fait ces personnes mortes ... elles n'étaient pas vides.
Vivre dans le manque, l'absence des autres, l'absence de soi, la vie et la non-vie, la mort, la fin de tout : la seule perfection de ce monde ... « vraiment ? »
Sursaut de conscience. « Comment j'en suis arrivée là ? ... »
En l'espace de pratiquement 2 mois, c'était 22 kg de perdu.
Pour la paix ? La liberté ? Non.
22 kg. C'est tout.
Tu te rends enfin compte. Chaque fois que tu portais les mains sur ta peau. Les os. Le vide. Les creux. Les larmes. C'était ça l'enfer. C'était ça la véritable perte. Ce n'était pas lui. Ni eux. Tu te perdais toi-même. Autodestruction.
Au final, c'était montrer extérieurement ce qui était intérieurement. Le vide qui ronge, qui détruit, laisse l'être tout entier en lambeaux.
Questionnaire de santé, médecin ... prise de sang. Carrences.
On s'informe, on cherche les causes, on te parle de l'anorexie ... « non c'est pas ça ... »
Toi tu ne vomissais pas. Tu en avais juste envie, mais tu ne le faisait pas. Et pourtant, l'anorexie mentale, elle te montrait du doigt depuis longtemps.
On voudrait te revoir à 64 kg. Tu tombes des nues. « Quoi ? »
Malgré toi, ton poids remonte. Et tu te sens bien mieux.
48 kg.
49 kg.
50 kg.
On remonte doucement. Mais ça sera ta limite. Ni plus, ni moins. Tu recommences à manger de plus en plus normalement, et fais une petite cure de thé et de soupe pour perdre un kilo et revenir à 50.
Le 14 Avril 2007, 54 kg. La limite est plus que franchise. On essaye de se faire vomir, mais c'est trop tard. L'enfer recommence et puis ... au final ... on écoute sa meilleure amie. Elle ne te mens pas. Elle ne t'a jamais trahie.
Au final, après maintes recherches, on trouve la cause à tout ça. C'est expliqué noir sur blanc par un psychologue, un spécialiste. C'est ça.
On sait. On tourne la page.