Je me rappelle.
Le soir.
« Non maman, j'ai déjà mangé avec mes amis, j'ai vraiment plus faim, on s'est mangé du pain et des paquets de chips tout l'après-midi. Je préfère me laver et me coucher ... »
Le lendemain matin.
« T'as mangé hier ? »
« Oui, des escalopes à la crème avec des légumes »
Le midi.
« Allô maman ? Oui je mange avec mes copines à midi, je rentre pas. On va aller s'acheter des sandwish ... ok merci, bisous ! »
L'après midi.
« Alors t'as mangé chez toi ? »
« Oui »
« T'as mangé quoi ? »
« De la dinde avec des légumes ... »
Le soir.
« Pff ... maman, j'ai vraiment pas faim du tout ... je me sens pas très bien, je préfère aller me coucher. »
Le lendemain matin.
« T'as mangé au moins ? »
« Oui, de la dinde avec des légumes et de la crème »
Le midi.
« Merci merci merci ! »
« C'est tout ? »
« Je suis un peu grosse, j'aimerais bien faire un petit régime ... »
L'après-midi.
« Et toi c'était bon ? »
« Ouais ... »
« T'as mangé quoi ? »
« Une cuillère à soupe de salade de coquillettes »
« Et hier soir ? »
« Des escalopes de dinde à la crème avec des légumes »
Mentir, c'est un jeu d'enfant. Mais ça ne marche pas indéfiniment.
« T'as mangé ? »
« Des escalopes de dinde avec des haricots »
« T'es sûre ? »
« Ben oui pourquoi ? »
« C'est bizarre, tu me réponds tout le temps ça ... »
Elle avait compris le manège. Ma mère non. Ou peut-être ne voulait-elle pas le voir. Je maigrissais à vue d'oeil. Ma mère ou ma soeur me voyait parfois me peser sur la balance. Mais en réalité, c'était 2 ou 3, parfois 5 ou 7 fois par jour que je montais sur cette machine. L'aiguille pointait. Elle ne pouvait pas me mentir. Et moi non plus. On a confiance, après tout, on a jeûné. Mais il y a la peur. La peur que rien ne change. Que l'aiguille ne bouge pas, et qu'elle pointe inexorablement un chiffre que l'on trouve désopilant.
La maîtrise de soi, de son corps dans lequel l'esprit est prisonnier ... Devenir parfaite. Devenir belle. Le corps est une machine grossière, qui a des besoins primaires, des besoins bestiaux, de bas étage, inhumains, sales. J'aimerais voir mon âme, mon esprit morcelé se débattre avec fureur derrière ma peau. J'aimerais la sentir ramper dans mes veines. J'aimerais me sentir vivante.
Vivante.